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Grand prix : la folie des grandeurs

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Grand prix : la folie des grandeurs
© The Cahier Archive / Bernard Cahier
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Août 1966. Même si cette fois-ci le GP de France de Formule 1 s'est couru à Reims début juillet, Clermont-Ferrand est resté en effervescence.

La ville tout entière semblait entretenir la fièvre de ce rendez-vous organisé pour la première fois sur le tracé auvergnat le 27 juin de l'année précédente. Une noria d'autocars assurait quotidiennement d'incessantes navettes entre la Place de Jaude et le circuit de Charade. Il s'agissait pour la Metro Goldwyn Mayer de remplir les tribunes et les surplombs avec des figurants payés à la journée pour une super production à mettre en boîte. « J'en étais, raconte Patrice Besqueut(1). Chaque jour, un monde fou était convoyé là-haut.

Nous étions jusqu' à trois mille à venir garnir les travées face aux stands ! C'était fascinant. Nous avons certes été privés de course en peloton, puisque cette partie du film provient du Grand Prix bien réel de 1965, mais avons pu observer les acteurs à loisir et assister à la réalisation de plans étonnants. » Sous les directives de John Frankenheimer, un staff monumental s'activait en effet depuis la fin juillet pour habiller et “repatouiller” l'empoignade ayant opposé “pour de vrai” Jim Clark, Jackie Stewart et John Surtees, et y intégrer les ingrédients du scénario du film.

« Pour les simulations de tête-à-queue, la production avait imaginé une machine infernale, un engin incroyable, poursuit Patrice Besqueut. Une vraie F1, pilotée par Chris Amon, embarquait en suspension un cockpit de monoplace capable de pivoter sur lui-même et dans lequel était installé James Garner, le héros de l'histoire. Pour d'autres scènes, une Ford GT 40 pilotée par Phil Hill, embarquant un opérateur à l'avant et un autre à l'arrière, tractait la voiture d'Yves Montand. »

Colossal barnum ! A partir du 24 juillet, 23 camions et de nombreux autres véhicules composant l'équipe technique sont arrivés sur site. Deux jours plus tard, les premières scènes ont été tournées avec Yves Montand (Jean-Pierre Sarti) au garage Sectra de Royat avant celles qui se sont échelonnées du 28 juillet au 6 août sur le circuit de Charade. Du 8 jusqu'au 10, des plans ont été filmés au garage Ford, puis à l'auberge de l'Écu de France, toujours à Royat, où quelques raccords ont été faits boulevard Vaquez pour être intégrés à la séquence du Grand Prix de Monaco ! À quelques kilomètres de Clermont, d'autres scènes champêtres d' extérieur ont été tournées sur un lac, le Gour de Tazenat.

Antonio Sabàto (Nino Barlini) et Françoise Hardy (Lisa) font du pédalo, tandis qu'Yves Montand apprend à pêcher à Eva-Marie Saint (Louise Frederickson).

Les contacts avaient été pris par la Metro Goldwyn Mayer début 65 avec Jean Auchatraire, président de l'ASAC d' Auvergne, tout comme avec les représentants des autres circuits de Monaco, Spa-Francorchamps, Zandvoort, Brands-Hatch et Monza. De par leur diversité et leur intérêt visuel, ces tracés avaient pertinemment été suggérés à John Frankenheimer par un conseiller éclairé : le Suédois Jo Bonnier, président du GPDA (Grand Prix Drivers Association). Initialement retenus, ceux du Nürburgring, de Watkins Glen et de Mexico furent uniquement mentionnés pour évoquer le cadre du championnat 1966, toile de fond de cette super production hollywoodienne d'un budget de 9 millions de dollars de l' époque (il en généra 21 au box office) ! Signé Robert Alan Aurthur, le scénario stéréotypé de ce “drame sportif ” de 179 minutes aux trois Oscars (pour les effets sonores, le montage et le son), sorti en décembre 66 aux Etats-Unis, n' est sans doute pas son point fort. La qualité des images, les angles de cadrage, la restitution des actions de course et leur montage permettent en revanche une immersion très réaliste dans le monde de la compétition.

Tourné en super Panavision 70 mm pour une projection en Cinérama sur de vastes écrans galbés et bien servi par la musique de Maurice Jarre, Grand Prix figure à juste titre parmi les rares fictions réussies traitant du sport automobile. Pour le rôle principal, Frankenheimer avait initialement envisagé Steve McQueen, mais divers désaccords firent échouer cette éventualité. En compagnie du réalisateur John Sturges, le “king of cool” se lança dans un projet similaire et du même calibre, Le jour du champion , devenu Le Mans à sa sortie en 1971. James Garner (La grande Évasion …) endossa finalement la combinaison de Pete Aron et le casque de Chris Amon. Ancien pilote Ferrari et BRM, l'Américain, réputé pour ses excès de fougue, tente de redorer sa réputation et reconquérir son aura dans l' écurie japonaise Yamura Motors. Ses trois principaux rivaux pour le titre sont le double champion du monde français en fin de carrière chez Ferrari Jean-Pierre Sarti (Yves Montand), le Britannique de chez BRM dont la vie conjugale bat de l' aile Scott Stoddart (Brian Bedford) et le deuxième pilote Ferrari dont la carrière est en pleine ascension, l'Italien Nino Barlini (Antonio Sabàto). Sous leurs véritables identités ou rebaptisés pour l' occasion, les pilotes de Formule 1 des sixties ont renforcé une distribution exceptionnelle : Richie Ginther, Bruce McLaren, Chris Amon, Lorenzo Bandini, Bob Bondurant, Jo Bonnier, Jack Brabham, Juan Manuel Fangio, Jim Clark, Jo Siffert, Dan Gurney, Guy Ligier, Jochen Rindt, Jo Schlesser et Mike Spence. Sans oublier le champion du monde 1961 Phil Hill, comme conseiller particulier du réalisateur et pilote de la Ford GT40. Pas moins !

« A Charade, nous étions jusqu'à 3 000 à venir garnir les travées face aux stands ! »

La présence de Tommy Franklin, l'enthousiaste responsable de la rubrique auto à France Inter dans le rôle du speaker ainsi que celle de Bernard Cahier, figure incontournable des paddocks de Formule 1 pendant trois décennies, pour celui du journaliste, participent également à crédibiliser ce bel emballage. La romance des intrigues secondaires gravite autour des femmes qui essaient de vivre avec, aiment ou admirent ces héros confrontés en permanence aux dangers les plus extrêmes. Eva-Marie Saint campe une reporter, Louise Frederickson, qui cherche à comprendre le mystère qui pousse les pilotes à prendre de tels risques.

Jessica Walter (Pat) est la femme de Stoddart, séduite par Pete Aron pendant l'hospitalisation de son mari accidenté à Monaco et Geneviève Page (Monique), celle de Jean-Pierre Sarti. Pour sa troisième prestation à l' écran, après deux apparitions dans Château en Suède de Roger Vadim et Une Balle au Cœur de Jean-Daniel Pollet, Françoise Hardy, du haut de ses 22 ans, incarne Lisa, l'amie d' un pilote. Repérée et contactée par John Frankenheimer à l'entrée d' une discothèque londonienne, l'interprète de La maison où j'ai grandi, poussée par son agent, accepta cette proposition pour cinq mois de vadrouille sur les principaux circuits européens de Formule 1. Une expérience qu' elle relate dans son autobiographie(2) : « Je m' ennuyai moins sur Grand Prix que sur mes tournages précédents. L' équipe comptait 250 personnes et je m' entendis bien avec plusieurs d ' entre elles. La directrice du casting en particulier. Pas plus que les autres sports, le sport automobile ne m' intéresse, mais lorsque l'on est amené à côtoyer chaque jour des pilotes, des liens se nouent et on se laisse prendre au jeu, espérant la victoire de tel ou tel, craignant pour sa vie. (…/…) Le réalisateur mélangea habilement les courses factices menées par les acteurs avec les courses authentiques auxquelles participaient des légendes…

Je sympathisai surtout avec Lorenzo Bandini qui mourrait l'année suivante, brûlé vif dans sa Ferrari. C'est avec Yves Montand que mes affinités furent les plus fortes. Il était si chaleureux, si naturel, qu' à ses côtés ma timidité s'envolait.

Grand Prix figure à juste titre parmi les rares œuvres de fiction réussies traitant du sport automobile.

Son humour et la distance qu'il entretenait vis-à-vis de lui même, prenant très au sérieux son travail mais pas le reste, m' enchantaient. Ce n'est qu'après le dernier tour de manivelle qu'il parla de l'épreuve qu' avait représentée pour lui l ' obligation d ' apprendre à piloter, et avoua avec sa drôlerie habituelle qu'il en avait définitivement par-dessus la tête de la compétition automobile et des voitures de course. »

Une franche complicité s' était installée. Avant de se rendre en Italie par avion pour les séquences prévues sur le grand circuit de Monza (anneau de vitesse compris !), Yves Montand confia à Françoise Hardy une mission accompagnée d' un petit mot manuscrit, rédigé sur une feuille à l'entête de l'Hôtel Métropole de Royat. « Avec une inconscience qui me stupéfie rétrospectivement, j'avais entrepris d'effectuer seule en voiture le trajet entre Clermont-Ferrand et Mila n, raconte-t-elle. Yves me demanda d ' emporter son magnétophone auquel il joignit une lettre hilarante avec des tas de petits dessins. (…/…) Il m'appelait sa “ petite friponne jolie' et me recommandait d ' être prudente, de ne pas trop penser à lui, de ne pas tirer la langue aux conducteurs arrivant en sens inverse, bref, concluait-il, de me conduire comme une vraie artiste, en un mot comme France Gall. » En attendant, pour celui qui venait d'enchaîner Compartiment Tueurs de Costa Gavras, La Guerre Est Finie d'Alain Resnais et Paris Brûle-t-il de René Clément, les contraintes physiques et émotionnelles imposées par le pilotage d' une monoplace ne relevaient pas de la fantaisie.

« Même si on m'offrait entre 500 et 750 000 dollars, je ne referais pas le film, c'est trop dangereux. »

Lors d'une interview diffusée aux actualités télévisées, Yves Montand n'en laissait cependant rien paraître. Avec une certaine candeur, il estimait que les cours intensifs prodigués chez Jim Russell avaient valeur de sésame pour participer à des épreuves de Formule 1 voire aux 24 Heures du Mans. « On a pris des leçons de pilotage en Angleterre pendant quinze jours, huit heures par jour. Les acteurs du film ont leur diplôme, indiquait-il. Dans la vie, j'ai la chance d'avoir une très belle Ferrari que je conduis très rapidement. J'aime bien conduire vite. Vite… mais avec prudence. » Alors que ses partenaires ne se faisaient pas prier pour prendre le sillage des vrais pilotes afin d'inscrire les monoplaces sur des trajectoires plausibles lors des scènes d' action, lui s'est toujours refusé à prendre les commandes d' une des pseudo F1. Il s'agissait pourtant de modestes F3 maquillées, animées de petits blocs 4 cylindres de 1000 cm3 dissimulés sous des capots moteurs hérissés de trompettes d' admission décoratives et flanquées de spaghettis d'échappement purement cosmétiques. Au contraire de James Garner, devenu un fana de sport automobile - il participa à la Baja 1000, puis conduisit à trois reprises la voiture de sécurité aux 500 Miles d' Indianapolis avant de devenir propriétaire de l'écurie American International Racers qui fit rouler des Corvette L88 -, de Jean-Louis Trintignant, Steve McQueen ou bien encore de Paul Newman, “Jean-Pierre Sarti” remisa avec soulagement son casque de pilote, copie conforme de celui de John Surtees. En mars 1967, sur le plateau d' une émission de Pierre Tchernia où il avait été invité pour la promo du film à sa sortie en France, Yves Montand affirma, non sans un zeste d'exagération : « Il a fallu parfois rouler à 300 km/h, comme à Clermont-Ferrand, accroché derrière une Ford GT40. Et 300 km/h, ça va très vite. .. Même si on m' offrait aujourd'hui entre 500 000 et 750 000 dollars, je ne referais pas le film, car c' est trop dangereux. » Tout cela n' était donc que du cinéma. Du bon cinéma.

(1) Vice-président de l'Automobile Club d'Auvergne et auteur de Charade, le plus beau circuit du monde (Ed. du Palmier).

(2) Le désespoir des singes et autres bagatelles (Ed. Robert Laffont, 2008)

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