Du côté de Lille : chti'time
Petit tour de cadran dans la capitale des Flandres. Même si l'on n'y crée pas de montres, horlogers, amateurs et collectionneurs trouvent toujours de quoi se réchauffer le cœur sous un ciel bas de légende. Alors, haut les chronographes ! De notre envoyé spécial Jean-Pascal Grosso.

À Lille, l’horlogerie locale mêle passion, savoir-faire artisanal et dynamiques commerciales, entre maisons historiques, ateliers indépendants et événements dédiés.
À Lille, c'est souvent au détour d'un comptoir que se racontent les plus belles histoires et se nouent les jolies amitiés. Les sujets sont divers : football, politique, météo, séduction... Lorsqu'on aborde la question des chronographes, de la grande horlogerie, quelques noms quoique rarement nombreux jaillissent. Vous trouverez toujours autour de vous un ami de collectionneur, de gaga de la Rolex ou d'un roué réparateur. Des adresses à la réputation solide.
Des figures détonantes mais véritablement passionnées. De fil en aiguille se dessine un micro-univers de la micromécanique avec vue sur le Beffroi. La clientèle horlogère du Nord « aime le beau, le haut de gamme », souffle-t-on dans les boutiques feutrées, sans qu'elle ne sombre jamais dans les travers parfois tapageurs de l'hyperluxe. Discrétion oblige qui tient lieu ici presque de culture. Circulez, y'a rien à voir ? Au contraire ! Montre Heroes a gravi les Hauts-de-France pour y jeter un œil scrutateur.
1/ Des montres à la page
Il y a des noms qui sont irrémédiablement liés à une ville et à ses commerces. Comme une seconde peau, une part de sa nature. C'est le cas de la Maison Lepage qui bat vaillamment pavé dans le cœur battant de Lille. Le plus cocasse dans l'histoire ? Son origine est normande. Cela amuse Sébastien Lepage qui, avec sa fratrie - sa sœur Julie, son frère Édouard -, tient désormais les commandes de ce vaisseau amiral de l'horlogerie lilloise.
« Nous sévissons dans le métier depuis 1922, relate-t-il, date à laquelle notre arrière-arrière-grand-père a ouvert la première boutique Lepage. » C'était dans un petit village de Normandie répondant au doux nom de Ceaucé. Le grand-père de Sébastien décide de l'installation d'une boutique dans les Hauts-de-France. « À l' époque, c'était un peu différent. Il y avait d'un côté l'horlogerie, de l'autre la joaillerie et les arts de la table » commente-t-il. En 2009, le jeune garde Lepage arrive donc à la tête de l'entreprise.
Les arts de la table ont été abandonnés. La joaillerie brille toujours de ses feux. Et l'horlogerie moyenne et haut de gamme devient l'étendard de la boutique qui trône face à l'imposante Chambre de commerce de Lille. « À l'instar de la maison Frojo à Marseille , explique Sébastien Lepage, de par notre longévité, nous sommes un acteur historique du métier. Ce qui nous donne une assise et une cote de confiance aussi bien auprès de nos clients que de nos fournisseurs. C'est un vrai atout pour nous. » En 2010, Lepage se lance dans l'e-commerce avec la volonté de s'adresser à « un public de province qui n'a pas forcément de boutique à proximité ».
C'est un succès. Puis, en 2023, les pavillons monomarques, tel celui de TAG Heuer, font leur entrée. Lorsqu'on l'interroge sur les Hauts-de-France, le cogérant quadragénaire ne cache pas son enthousiasme : « C'est une région passionnée d'horlogerie avec, comme centre névralgique, Lille, ce carrefour européen. Nous comptons de nombreux amateurs, des collectionneurs éclairés ainsi qu'une très belle bourse de montres vintage. » Lepage jouit aujourd'hui d'un large portefeuille, la maison ne représentant pas moins de 32 marques.
De Tissot à Omega, de Rolex à Jaeger-LeCoultre. Les rapports avec la Suisse sont au beau fixe « mais nous ne faisons pas que des montres suisses », précise-t-on également. Avec l'ouverture très récente d'un spot “vintage”, Time Collector, et de deux boutiques monomarques (Tudor et Breitling) à Lille, d'une adresse multimarque au Touquet à venir en janvier 2025, puis de deux autres, à Strasbourg et à Nancy, en fin d'année prochaine, cette vénérable maison qu'est Lepage a encore de très belles pages horlogères à écrire devant elle.

2/ Le Demon dans Lille
« La marque de la montre, je ne m'en souviens même plus » plaisante le jeune trentenaire devant une bière dans un bistrot du Vieux Lille. Au lycée, Paul Legrand n'aimait pas grand-chose. Quant à son avenir, il ne l'entrevoyait guère. Jusqu'au jour où le hasard - et les conseils de son père - lui font pousser la porte de l'horlogerie d'Alain Demon (« À une lettre près, il était beau » s'amuse-t-il), un Tourquennois ami de la famille. C'est la révélation : « Je suis rentré et je suis tombé amoureux de ce métier. Le calme, la logique, l'artistique, la mécanique... Soudain, tout me passionne ! » Trop heureux de cette toquade pour les tocantes, ses parents expédient le jeune Paul en école pro à Morteaux, dans le Doubs. Son alternance se fait à Tourcoing, chez Demon : « Ça l'emmerdait un peu, au début, Alain. Il voulait être tranquille. Mais on a fini par trouver un accord. »
Moins de dix ans plus tard, Paul Legrand se retrouve propriétaire de la septuagénaire Maison Demon. Mais rien qui ne sent la poussière. La clientèle est là, les affaires fonctionnent. Il confie : « On pensait, comme à l'arrivée du quartz, que les montres connectées allaient tout faire s'effondrer. Il n'en est rien. Je ressens même un emballement chez les jeunes pour les montres d'occasion, les collections. » S'il lui arrive de proposer des montres vintage de manière très anecdotique, l'horloger voit, lui, passer parfois entre ses mains des modèles de rêve. Agréé, entre autres, Omega, Longines, TAG Heuer, Hermès (« On peut toujours aller en chercher de nouveaux »), il a réparé des Rolex ainsi qu'une Patek Philippe des années 60 ramenée à sa boutique par un commissaire-priseur lillois épris de belles complications.
« Celle-là était vraiment jolie. Je suis content de l'avoir sauvée » confesse-t-il. Sa clientèle s'étend désormais de la Normandie à la Champagne-Ardennes. Visiblement, le trentenaire est un artisan heureux : « L'horlogerie, c' est beau, c'est prestigieux. Le temps que je passe à l' établi, seul, c'est un peu comme une bulle de décompression. Je suis bien. » Devant son mur d'horloges qui égrènent le temps patiemment, Paul Legrand aurait-il une anecdote finale ? « J'ai un client ORL qui est passé il n'y a pas longtemps , se remémore-t-il. Il m'a dit : “On se croirait dans un bloc opératoire. ” C'est vrai que mon métier reste assez chirurgical. »

3/ Le tourbillon de la vie
C'est jour de fête dans l'appartement-atelier de Baptiste Chaumet. Son fils et un copain de classe se livrent à une bataille par hélicoptères Playmobil interposés. Lui reste zen. L'influence nippone probablement. Le jeune horloger a passé plusieurs années au Japon, envoyé à Tokyo par la maison Franck Muller pour laquelle il officiait en Suisse. Au départ, ce sont ses parents qui l'ont mis sur le chemin de l'horlogerie.
Pour eux, c'est un travail stable, rémunérateur. Son propre frère aîné en croquait déjà, lui qui depuis a fait une belle carrière chez Vacheron Constantin. « Au départ, ce n'était pas une passion, commente Baptiste Chaumet. Mais maintenant, si je devais refaire ma vie, je ne ferais que de l'horlogerie. » Lui qui, gamin, se rêvait cuistot fait ses humanités à Mérignac, École Marcel Dassault, au beau milieu des années 2000.
Après son bac pro, il atterrit chez Franck Muller, pris sur lettre de motivation. « C'était une entreprise avec productivité, bilan de compétence... , ironise cet idéaliste dont le cœur ne doit pas pencher forcément à droite. Mais j'ai eu la chance d'arriver dans une boîte qui n' était pas structurée comme Richemont ou Swatch. Ça restait à taille humaine. Très vite, je me suis retrouvé à assembler les montres automatiques du barillet jusqu'au réglage. C'était génial. »
Parti au Japon au service SAV de Franck Muller, il y rencontre sa future épouse Magalie - « une Française, j'ai choisi l' exotisme ! » - ainsi que des dingues d'horlogerie. « Mes collègues bossaient chez eux le week-end, se souvient-il. Je me suis dit : “Pourquoi pas moi ?” J'ai commencé à fabriquer des axes de balancier, à refaire sur de vieilles montres la décoration Côte de Genève. .. » Rentré en France en 2018 pour suivre sa femme en poste à Lille, ce Basque d'origine décide de devenir indépendant.
« Dans l'artisanat, il faut être patient, prudent. On fait tout de A à Z. Ça peut être stressant. J'ai eu une fois une Rolex Paul Newman. Là, quand tu enlèves les aiguilles, il ne faut rien casser. » Sa clientèle, il va la chercher seul, démarchant au départ les horlogers lillois. Internet et le bouche-à-oreille feront le reste. « Aujourd'hui, je ne travaille plus qu'avec des particuliers, conclut-il. Ce que j'adore dans l'artisanat, c'est qu'on peut parler à des collectionneurs, à des profs, à des gens qui ont juste récupéré la montre d'un grand-père qui coûte 150 euros. .. et de voir le client la porter, qu'il soit heureux alors qu'il la pensait perdue, ça, c' est le truc que je trouve le plus satisfaisant dans mon métier. »

4/ J'ai dix ans
« Au départ, j'appréciais surtout ce qui touchait à la micro et la macromécanique. C'est en surfant sur le Net que je me suis vraiment pris d'intérêt pour les montres. J' étais seul dans ma chambre d'hôtel et comme je n'aime pas regarder la télévision... » Du bon usage de sa curiosité. Grégoire Peugnet est commercial dans le BTP. Souvent sur les routes, il occupe, au début des années 2000, ses soirées à éplucher les sites de montres. Surtout les sites étrangers.
Pour y découvrir des modèles inédits, surprenants. Ce qui aurait pu faire un amateur de plus de beaux chronographes va produire mieux encore. L'intérêt grandissant, les achats de montres, les rencontres qui en découlent, les dîners entre mordus organisés via Forumamontres... Tout cela consolide chez Grégoire Peugnet, déjà féru d'automobile, son amour des belles mécaniques à porter au poignet. « Plus j'organisais des dîners et mon réseau se développait, plus je me disais qu'il fallait créer une bourse de montres sur Lille. Celle que je fréquentais était située en Hollande. »
En 2014, il fonde l'association Montres & Mécaniques avec deux amis proches également passionnés, Antoine Alacusos et René Biget. La première Bourse Internationale aux Montres de Lille s'installe ensuite dans une salle municipale prêtée gracieusement par la mairie de Villeneuve-d'Ascq. « La première fois, nous étions une vingtaine d'exposants » se souvient-il. Les années passent, les lieux changent et la réputation de Montres & Mécaniques va en s'amplifiant. Depuis trois ans, cette bourse aux montres-bracelets et gousset s'est installée à l'hippodrome de Marcq-en-Barœul.
Elle compte aujourd'hui environ 90 exposants et accueille un millier de visiteurs par jour. « Les exposants sont des professionnels, des particuliers comme des horlogers qui ont des montres à vendre. Mais je tiens à préciser que notre bourse est aussi un lieu de rencontres, d'échanges, de conseils... » Les curieux y trouveront de la Kelton ou de la “petite Lip” jusqu'à des Patek ou des Vacheron Constantin. Dans le registre vintage, Grégoire Peugnet affiche lui-même une Hamilton Calibre 11.
« Elle est de 1969, année de ma naissance, avoue-t-il. Elle incarne une petite révolution de la montre automatique d'époque, il n'y en avait pas avant. Et c'est la toute première que j'ai achetée en ligne. 300 dollars sur un site américain. J'avais un peu de stress. » Calibre 11, 12, 15, l'El Primero, le Lip RSC 553... L'amateur de micromécanique aime à partager ses connaissances au fil de la discussion. Pour la 11e édition de Montres & Mécaniques, Grégoire Peugnet paraît plus que jamais dans les starting-blocks.

5/ De la pierre au cadran
Maxime Revel a vécu sa part d'aventure avant de revenir à Lille et de prendre les rênes de Vaneste, maison familiale ouverte depuis plus d'un siècle. Ancien étudiant en commerce, il tâte un peu de l'informatique avant de partir pour l'Asie et d'y faire négoce de pierres précieuses et de pièces de bijouterie. À Bangkok, il étudie la géologie. Maxime Revel rentre en France en 2004. Cinq ans plus tard, il devient directeur général du magasin.
« Vaneste, c'est avant tout la passion des pierres. Nous sommes joailliers de métier » assume-t-il. Pour le constater, il suffit de traverser son élégante boutique qui serpente entre les rues Lepelletier et de la Grande-Chaussée dans le “triangle d'or” lillois. On ne peut non plus éviter les rayons horlogerie achalandés avec style : Cartier, Bell & Ross, Panerai, IWC...
C'est l'arrière-grand-mère de Maxime Revel qui, en 1911, rachète la bijouterie à un dénommé M. Vaneste. « Pour une raison qui nous échappe , admet-il, elle n'a jamais fait changer le nom de l' établissement. Mais c'est dans la famille depuis cinq générations. J'ai grandi en écoutant mes parents parler de leur affaire. J'ai tout le temps baigné dans cette atmosphère. »
Vaneste émigre définitivement de la rue Nationale au Vieux Lille en 1989. Vingt ans plus tard, Maxime Revel, maintenant à la tête de l'entreprise, réfléchit à élargir l'offre des chronographes auxquels il voue un vif intérêt. « Pendant longtemps, nous sommes restés un joaillier qui ne vendait des montres qu'à travers les marques avec lesquelles il collaborait : Piaget, Chaumet, Boucheron, Chopard. .., explique-t-il. C'est à partir de 2015 que j'ai souhaité revenir plus concrètement dans ce secteur d'activité. L'horlogerie est un symbole très patrimonial au même titre que la joaillerie. »
La clientèle Vaneste se compose de collectionneurs, d'amateurs très avisés, exigeants et curieux de chaque nouveau modèle. « Des hommes qui consomment les montres comme certaines femmes peuvent consommer du bijou » constate-t-il. Parmi les best-sellers de la maison, la Tudor Black Bay - « L'équilibre parfait entre la qualité et le prix » -, la Santos de Cartier ou encore la Luminor de Panerai. Chez les femmes, la Panthère et la Tank de Cartier remportent tous les suffrages. « Vaneste a concrétisé ce projet de créer à Lille une équipe de vrais passionnés et un atelier dédiés à l'horlogerie pour accompagner au mieux nos clients dans leurs achats. Nous sommes devenus horlogers. » Un postulat aux allures de cri du cœur.

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