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Eric Tabarly : l’idole des houles

Modifié le Écrit par La Rédaction
Eric Tabarly : l’idole des houles
© Nicolas Le Corre / Gamma Rapho, DPPI & DR
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Durant l'été 2023, la flotte des Pen Duick a continué sa ronde maritime en Bretagne sud, à Bordeaux, à Noirmoutier, pour le plus grand plaisir de ses navigants affiliés à l'association Tabarly. De son côté, Pen Duick VI, skippé par Marie Tabarly, prépare un nouveau tour du monde en course. Elle disputera prochainement l'OGR (Ocean Globe Race) dans le sillage de la première Whitbread de 1973. Le grand monocoque avait été conçu par son père il y a cinquante ans pour cette épreuve autour du monde. Dans les ports, la présence des Pen Duick est accueillie avec respect par les plaisanciers qui admirent leurs histoires. Ils ont marqué leur temps d'une trace indélébile dans l'ombre du géant. C'est dans le droit fil de ses multiples navigations, encore une fois à bord de son cher Pen Duick, que le “maître” disparaît subitement en mer d'Irlande par une sordide soirée de juin 1998. 25 ans plus tard, l'étonnement demeure sur la manière dont il a pensé ses bateaux, les a fait construire, et les a lui-même menés à la victoire. Éric Tabarly navigue dès l'enfance avec son père à bord d'Annie puis de Pen Duick. À 23 ans, il est breveté pilote (qualification multimoteur). Il acquiert alors des connaissances en aérodynamique qui lui seront utiles pour concevoir ses voiliers. Il s'engage dans l'aéronavale, puis il est reçu à l'École navale où il est formé à la discipline militaire. La nature l'a doté d'une exceptionnelle force physique qu'il entretient. Il s'est particulièrement endurci à l'effort et au froid. Ces valeurs seront mises toute sa vie au service de ses multiples navigations. Elles vont forger chez lui un sens marin hors du commun.

Après avoir conçu des bateaux sortant de son imagination, c'est également lui qui les expérimente

Après avoir conçu des bateaux sortant de son imagination, c'est également lui qui les expérimente. Il est alors le mieux placé pour améliorer sans cesse leur efficacité. Pendant que ses concurrents grappillent quelques dixièmes de nœuds de vitesse à l'occasion d'améliorations vénielles, il s'offre le luxe d'inventions mortelles pour les autres. Mais la notoriété de “l'idole des houles”, comme l'avait surnommé Olivier de Kersauzon, son fidèle lieutenant des années 1970-80, ne tient pas seulement à ses qualités d'inventeur. C'était un manœuvrier d'exception. Ceux qui ont partagé avec lui - en équipage - le travail sur le pont ont pris conscience des priorités dans les manœuvres, de l'ordre à accomplir pour qu'elles soient pleinement réussies. C'était aussi un aventurier des temps modernes, participant aux “premières”. C'était enfin un “maître” qui enseignait la pratique de la haute mer à de nombreux disciples dont certains sont devenus célèbres.

Tabarly est le premier coureur à concevoir un bateau pour une course après analyse du règlement. Dès 1964 à bord de Pen Duick II, il remporte à Newport la seconde édition de la Transat anglaise disputée en solitaire contre le vent dominant d'ouest. Une victoire mémorable saluée par le chef de l'État. Elle va donner un formidable coup de pouce au développement de la plaisance française. Le troisième Pen Duick, qu'il dessine entièrement, remporte sept courses d'affilée en Manche, en mer Baltique, en mer d'Irlande et en Australie. Il s'adjuge le Championnat du RORC 1967 (équivalent d'un championnat du monde de courses au large) à la barbe des Anglais. Pour cette goélette de 17,45 mètres, il conçoit une coque métallique à double bouchain qui pemet de déjauger au vent portant. La grande misaine envoyée entre les deux mâts permet au bateau de porter 320 m2 de voilure. C'est une arme redoutable au vent portant. Quant à Pen Duick IV, il n'a aucun équivalent. Attaché à la tradition, l'officier de Marine, élevé depuis l'enfance à l'école du monocoque, franchit un pas de géant. En 1966, il navigue à bord du trimaran anglais Toria pour assurer un convoyage avec son skipper et architecte Derek Kelsall. Il est alors âgé de 35 ans.

C'est à cette occasion qu'il découvre les formidables capacités de vitesse d'un multicoque. L'instinct prémonitoire de Tabarly lui fait prendre tous les risques. Lorsque deux ans plus tard, au départ de la Transat en solitaire de 1968, Pen Duick IV entre dans le bassin du port de Plymouth, c'est la stupéfaction générale. Il mène en solitaire une araignée de métal de 20 mètres de long et 10 mètres de large. On connaît la suite et l'influence de ce trimaran futuriste sur le milieu de la course au large. Les grèves de mai 68 vont néanmoins ruiner la mise au point de ce bateau d'exception et un abordage avec un cargo dans les premiers jours de compétition entraîne l'abandon du plus grand trimaran du monde. Éric Tabarly a-t-il eu raison trop tôt ? Alain Colas, qui lui a racheté le bateau, remporte la Transat suivante, celle de 1972. Il réalise en 1973 un tour du monde en solo. C'est la première fois qu'un multicoque double le cap Horn en solitaire ! À partir de cette époque, ces unités légères et rapides vont installer leur suprématie dans l'ensemble des compétitions hauturières.

Si l'influence de Tabarly joue encore, c'est que le personnage porte en lui des qualités qui vont bien au-delà de l'inventeur et de l'aventurier

Tabarly le concepteur ne s'arrête pas là. Il continue de se passionner, à la manière d'un éternel adolescent, pour toutes les formes de courses à la voile. Pen Duick V est conçu en 1969 pour répondre au règlement de la Transpacifique en solitaire de San Francisco et Tokyo longue de 6 000 milles à travers le Pacifique. Sur un monocoque de 10,60 mètres (longueur maxi autorisée) il invente les ballasts qui peuvent être remplis d'eau de mer au moyen d'une pompe manuelle, de façon a renforcer la stabilité et permettre de disposer d'un lest liquide pour contrer la gîte. Dans les années qui suivent, les bateaux de 60' du Vendée Globe Challenge (tour du monde solo) vont être équipés de la sorte ! Dans le vent portant, Pen Duick V arrive au Japon avec dix jours d'avance sur le second, après 39 jours de mer ! Dans cette époque bénie des années 1970, il navigue en même temps sur trois Pen Duick à l'occasion de programmes de course différents.

Les leçons de la dernière innovation du sorcier breton portent encore actuellement leurs fruits. Traditionnellement, la vitesse d'un bateau est proportionnelle à sa longueur. Tabarly, qui a côtoyé de nombreux bateaux de course, lu quantité de revues et livres, volé sur plusieurs types d'avions, a senti qu'il fallait “sortir” de l'eau pour passer en survitesse. Pour encore accélérer, il faut déjauger de façon à réduire la surface mouillée au maximum. Elle constitue un frein inutile.

L'invention des foils va permettre au bateau de “s'envoler”. Le foiler Paul Ricard, long de 16,50 mètres, est issu de ce principe en 1979. Avec l'aide des ingénieurs aéronautiques de chez Dassault, il est construit par l'arsenal de Brest. Mais les matériaux aluminium de cette époque sont trop lourds (8 tonnes) pour qu'il soit véritablement performant. Il remporte néanmoins le record de la traversée de l'Atlantique en 1985 verrouillé depuis 85 ans ! Il faut attendre les nouveaux matériaux composites à base de carbone, plus légers et plus résistants, pour que les foilers s'imposent définitivement. Ils atteignent aujourd'hui des vitesses que l'on ne pouvait même pas supposer il y dix ans ! En 2023, les foils équipent tous les types de bateaux en recherche de vitesse, de la planche à voile aux grands multicoques et monocoques de compétition. Les bateaux de croisière commencent même à en être équipés.

Éric porte également l'audace d'un aventurier. Toute son action en témoigne. Il est de la Transat anglaise dès 1964 et sous spi dès le départ. Il “passe” sur multicoque dès 1968. Il aligne Pen Duick V dans la première Transpacifique avec arrivée en terre inconnue : le Japon. Pen Duick VI dispute la première Whitbread en équipage, celle de 1973. Il est favori au départ de Portsmouth sur un bateau de 22,25 mètres et 32 tonnes conçu pour l'épreuve, une fois encore. Elle se joue en partie sur les océans Indien et Pacifique des quarantièmes degrés de latitude sud, dans une mer musclée. À cet endroit du globe, aucune terre ne fait barrage au vent dont la force peut générer une mer énorme et dangereuse. Pour cette raison, le cockpit arrière de Pen Duick VI avait été ceinturé par un bouclier en aluminium qui sera finalement démonté et jeté dans l'océan Indien. Malgré ses belles performances, il démâte à deux reprises à la suite d'un défaut de conception à la base du mât principal. Il est contraint à l'abandon.

Plus qu'un apprentissage de la navigation, l'école des Pen Duick fut unique. Et elle continue d'être une école de la vie

Paradoxalement, c'est à bord de ce grand monocoque, conçu pour quatorze équipiers, que trois années plus tard, Tabarly remporte sa plus belle victoire. En juin 1976, sortant de la brume de Newport alors qu'il n'a donné aucun signe de vie depuis le départ, et que toute la France s'inquiète, il gagne la Transat anglaise pour la seconde fois en solitaire. Éric Tabarly est enfin un maître. Il aura enseigné la haute mer à de nombreux disciples à l'occasion d'une école de navigation unique en son genre en étant lui-même l'exemple à suivre. Plus qu'un apprentissage de la navigation, l'école des Pen Duick fut unique. Et elle continue d'être une école de vie. Les règles du bord forment la base d'une manière de penser et d'agir à la mer, héritée de la grande époque des victoires. Les Pen Duick naviguent toujours. Jean-François Coste a fait partie de ces skippers formés à l'école Pen Duick sous la direction de Tabarly. En 1989, il participe à la Course en solitaire du Vendée Globe Challenge à bord de Pen Duick III. Il porte sur son skipper d'autrefois la belle appréciation suivante : « Je pense vraiment que Tabarly est un initiateur. Il a les qualités que l'on attend d'un maître. »

Et si l'influence d'Éric Tabarly joue encore aujourd'hui, c'est que le personnage porte en lui des qualités qui vont bien au-delà de l'inventeur, du manœuvrier et de l'aventurier. Sa popularité dépasse le seul milieu de la voile. L'exemple qui vient spontanément à l'esprit pour tenter une comparaison - bien qu'elle soit d'une autre époque - est celui de Jean Mermoz qui transcenda la discipline de l'aviation. Ils ont tous deux, chacun dans leur domaine, ouvert des voies royales. Ils ont tous deux développé des forces physiques hors du commun. Ils ont tous deux disparu en mer à bord de leurs machines. Dans son célèbre ouvrage intitulé simplement Mermoz , Joseph Kessel explique l'avènement du célèbre aviateur victorieux de l'Atlantique sud en ces termes : « Les éléments de cette royauté naissante dépassaient le domaine du métier. Pour y parvenir, il fallait réunir les moyens de l'action, la puissance méditative, le goût de l'infini. Dans un rayonnement incomparable ; dans une stricte simplicité. » Des mots qui auraient pu être prononcés au sujet de “l'idole des houles”.

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