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Cuisine et dépendance

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Cuisine et dépendance
© Bruno des Gayets
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On dit du plaisir qu'il naît parfois de la contrariété. On pourrait ajouter que la passion aussi. Celle de Juan Arbeláez commence par une erreur monumentale et une horloge qui s'affole. 2004, Bogotá, Colombie, Juan a 16 ans. Aussi hyperactif qu'insouciant, dans ses rêves de foot, de tennis et de voyage, l'ado est de ceux qui courent sans vraiment se chercher. Curieux de vie, curieux d'envie. Ce matin-là, dans la cuisine familiale, sur l'air du « allez savoir pourquoi », il se pique de tenter une recette. Face fourneaux pour la première fois. Sans arrière-pensée, sans autre idée que de préparer un plat pour le dîner, pour la famille. Va donc pour une quiche ! Pas vu, pas pris, avec cette coolitude qui lui ressemble, le jeune garçon lance sa préparation. Ni une, ni deux, vite fait, bien fait, c'est déjà prêt à enfourner. Cuisine ?

En voilà un sport qui n'a pas l'air des plus compliqués. Vingt-cinq minutes plus loin, un petit coup d'œil au four et pas grand-chose à voir que du bizarre. Dix de plus, re-coup d'œil : toujours rien ou pas grand-chose ! Encore dix : pas mieux !

Une heure trente de mieux et sortie définitive de la quiche qui n'en a que le nom. Rien n'a pris, ratage complet. « J'ai tout repassé dans ma tête et dans l'ordre. Oups, les œufs ! J'avais oublié les œufs ! , se rappelle, trente ans plus loin, l'ado de Bogota devenu chef star à Paris. J'ignore pourquoi, j' aurais pu en rester là, passer à autre chose, aller voir dehors si on y jouait mais cette quiche navrante m'a tourné la tête. Elle m'a interpellé autant qu'elle m'a remis en question, et peut-être d'ailleurs à ma place. Derrière ce plat qui était si simple à avaler, derrière ce plat qui offrait un plaisir tellement immédiat, il y avait quelque chose que je n'imaginais pas, un truc fou qui m'attirait et qui venait d'entrer dans ma vie : la cuisine. » Elle n'était pourtant pas loin, cette cuisine ! Insidieuse, lancinante, présente dans ces repas dont Juan se souvient aujourd'hui comme il les observait à l'époque : « C'était de vrais banquets avec les amis, les proches. Ça parlait tellement, ça mangeait autant. Les opinions, les convictions s' échauffaient mais j'avais vraiment remarqué que les assiettes avaient ce pouvoir de pacifier, de réconcilier. Sincèrement, je me disais que les cuisiniers étaient un peu des super-héros avec un drôle de pouvoir. » Les cuisiniers ? Peut-être plus sûrement la cuisinière ! Le père est avocat, la mère d'abord journaliste, le mariage heureux, le couple aimant, la petite sœur charmante mais la Colombie d'alors compliquée. Économie vacillante, politique fébrile.

« Ma maman a dû abandonner sa carrière dans la presse et elle s'est trouvé un poste de cantinière à l'École Française de Bogotá. Elle m'y a fait inscrire et la direction m'en a sorti en 6e. J'étais le modèle du gamin turbulent. Entre les deux, j'ai tout de même retenu mes leçons de français. » La cuisine, la France, le jeune Arbeláez les retrouve bientôt.

« Je me suis fait la belle parce qu'à Paris, il y avait cette école mythique à l'étranger, l'École du Cordon Bleu. »

À sa manière, à l'instinct, en coup de tête, en coup de cœur, en affolant les compteurs. Le désir de faire la cuisine s'est mué en volonté de devenir chef et un voyage de fin d'étude conduit Juan du côté de l'Espagne. L'aveu tombe comme une fierté : « J'arrivais de loin, de Colombie, je me retrouvais en Espagne et soudain si près de Paris. L'occasion était trop bonne, je me suis fait la belle parce qu'à Paris, il y avait cette école mythique à l'étranger, l'École du Cordon Bleu. » Et voilà comment une petite désobéissance scolaire décide de tout un destin. « J'ai téléphoné au Cordon Bleu sans obtenir vraiment de réponse, je m'y suis rendu sans beaucoup plus d'espoir, je me retrouve dans la rue de l' école et là, je tombe sur le directeur, Patrick Martin. J'explique mon cas, il m'assure qu'il me prendra, je retourne comme un fou à Bogotá. » La famille est au rendez-vous. Présente, motivante, ravie pour son Juan, le poussant à son rêve, loin là-bas, en France. Et le rêve vite confronté au réel. « Je n'avais pas franchement les moyens pour payer la scolarité, alors on a dealé avec M. Martin. Je suivrai bien les cours et, en échange des frais, je devrai travailler à l'ordinaire, à la mise en place, aux repas des équipes… J'ai tout de suite pris cela comme un double cursus ! » La suite au rythme de la trotteuse. L'hyperactif vire supersonique. Le fou de sport se vit en athlète du culinaire. Juan s'accroche, Arbeláez cravache. Un quotidien entre 10 mètres carré d'appartement, la course aux papiers et aux brigades.

Celle du Cordon Bleu, des sessions d'examen et de ce jour où le chien fou des casseroles tape dans l'œil de Pierre Gagnaire. Le grand chef lui accorde une semaine de test dans son grand restaurant, il y restera trois mois. À découvrir la quête de sens, le sens du détail et le détail qui invite au créatif. La suite dans la même énergie, mélange de sprint et de marathon, de fine intuition et de saine ambition. « On pense toujours que nos parcours de chefs vont très vite, que nos carrières ont la vitesse des comètes mais on oublie que nos heures comptent double, que nos journées ne ménagent pas vraiment les loisirs. J'avais 20 ans et le désir très clair d'avoir mon premier restaurant avant mes 40 ans. Je savais qu'il fallait que je saisisse le maximum d'occasions pour avancer dans le métier. » Et Arbeláez de se confronter alors pour mieux se conforter, cuisinant tout terrain, tout feu, tout flamme, seul aux commandes d'un frais bistrot du XVe, s'éveillant, le soir, avec le fils du patron aux accords mets et vins, profitant d'un chef ami colombien pour intégrer l'école d'exigence du George V d'Éric Briffard. Un an et dix mois dans les hauts fourneaux du palace jusqu'à ce matin de ses 22 ans, la douleur sans nom, la violence d'une hernie discale, cette blessure qui surgit parfois aux premiers temps des champions. « Après l'opération, les chirurgiens m'ont donné trois mois de convalescence. Je me retrouvais au piano au bout de trois semaines. » Et de repartir aussitôt au galop du hussard : chef de partie au prestigieux Bristol d'Éric Frechon.

« J'avais 20 ans et le désir très clair d'avoir mon premier restaurant avant mes 40 ans. »

Accroché à ses casseroles comme le surfeur à sa vague (son autre passion), Arbeláez trotte sa carrière. Sa vie d'alors entre le palace et les copains. Et les copains aussi potaches que certains du talent de leur pote. Réunis, un soir, dans un bistrot du XVe, réglant son compte à une côte de bœuf, ils confessent l'avoir inscrit pour participer à l'émission Top Chef. Deux ans que le concours de M6 n'en finit pas de monter en puissance.

La France se redécouvre une passion pour la chic popote, les cuisiniers deviennent nouvelles idoles. Sans trop y croire, sans plus d'attente, Juan cartonne au casting et intègre la saison 3. Le parcours n'est pas « fou » (de son propre aveu) mais le public lui trouve un sacré feeling. « C'était un vertige total. La veille, tu es un parfait inconnu. Le lendemain, on t'arrête dans la rue. » En bon enfant du nouveau siècle, Arbeláez comprend surtout très vite que le médiatique est un formidable accélérateur de particules, fussent-elles alimentaires. Soit la tête vire au melon, soit elle reste sur les épaules. La sienne reste bien accrochée. Accrochée à son rêve. Top Chef vient de lui offrir d'en faire une réalité.

Fin 2012, à à peine 24 ans, il ouvre son premier restaurant, à Boulogne et à l'enseigne de la Plantxa. « Le premier jour, la salle empestait la peinture. Le quartier était un peu endormi alors on avait réveillé le décor avec la complicité d'un ami graffeur », s'amuse-t-il avant de rappeler les semaines difficiles, les mois à ne pas se payer, les tables vides et ce jour de septembre où un client se retrouve devant sa terrine de poulpe et joue de cochon ibérique. Il s'appelle Thomas Clément, il est chroniqueur gastronomique, Boulonnais pur jus. Sa critique met le feu en ville, Plantxa est lancée. Comme il est dit dans les jolies histoires, on connaît la suite. Le succès en spirale, des ouvertures, des rencontres, des associés, la naissance d'un groupe, une carrière cathodique, des amours, des souvenirs… On pourrait allonger le portrait de moitié à tout repasser en détail. Plus particulièrement, retenir la drôle d'aventure de ce Yaya, folie de table que l'on donnait perdue avant même qu'elle ne débute. Pas foule pour croire à cette manière de bodega, paumée au bout du bout de Saint-Ouen dans l'espoir de convertir les bobos et les autres aux plats de partage et à la nouvelle cuisine d'entre Grèce et Levant.

« Les chirurgiens m'ont donné trois mois de convalescence. Je me retrouvais au piano au bout de trois semaines. »

Foule, il va pourtant y avoir. Le public se presse, l'époque s'empresse, le repaire fait école et, au passage, pas mal de jaloux. Entre risque et audace, Arbeláez et sa bande ont remis le festif au goût du jour et sur toutes les lèvres puisque, quand il ne bistronomise pas, le Paris qui sort court désormais à ce genre. Printemps 2023, Saint-Germain-des-Prés, à l'étage de son Bazurto, l'ado impatient de Bogota vient de fêter ses 35 ans et ses 12 restaurants. Que fait-on après ses rêves ? « On court au suivant ! » Sans autre gamberge que la sincérité, la réponse tombe accompagnée d'un regard amusé au cadran de sa montre. Pas innocente celle-là : une Breitling Navitimer 43 bleue, achetée en trois exemplaires sur un coup de tête avant le coup de feu d'un dîner de gala orchestré à six mains avec Denis Imbroisi et Julien Duboué, ses deux grands complices du milieu. Une montre chacun pour sceller l'amitié. Ainsi va Arbeláez, chef assumant une génération, sa génération dont il est devenu l'un des chefs de file. Volontariste, dans le mouvement, multipiste et tout-terrain, ouvert à l'inédit, à l'aventure, aux défis. Partir, revenir. Imaginé des lieux que l'on n'attend pas, croisé sa cuisine aux bons vents des voyages. La haute gastronomie - celle des Gagnaire, celle des Frechon -, il y reviendra peut-être. Plus tard, plus loin. Pour l'heure, il mène son drôle de métier de cuisinier sur d'autres fronts. Ici, ailleurs. L'espace de ses adresses, le temps d'une chronique sur le plateau de Quotidien . Dans les années 70, il aurait été rock star. Dans les 80s, champion de tennis.

Tout est charme et énergie dans le personnage. Le regard, le sourire. Ambassadeur investi de la marque, il a récemment ouvert, à Genève, un ambitieux Breitling Kitchen amené à se dupliquer au rythme des villes monde. À la rentrée prochaine, dans son Paris de cœur et d'adoption, il installera un spot sous influence basque, autre terre fétiche. Arbeláez n'a pas fini de courir.

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