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Yannick Alléno : le temps de transmettre

Modifié le Écrit par La Rédaction
Yannick Alléno : le temps de transmettre
© photos Édouard Bierry
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Dois-je plaider que, pour cette fois unique et avec l'aimable permission de la revue, je vais prendre la petite liberté d'écrire ce portrait à la première personne du singulier. Non pour enfler un quelconque ego mais parce qu'après toutes ces drôles d'années que j'ai passées dans cette drôle de peau du critique gastronomique, force pour moi est de reconnaître Yannick Alléno comme l'un des chefs les plus singuliers qu'il m'ait été donné de croiser. Il n'y a sûrement aucun privilège à durer mais le temps long offre ce formidable balcon d'où l'on voit les chefs passer, repasser, grimper vers les étoiles, parfois tomber. Leurs adresses et leurs assiettes à la suite. On se demande alors souvent ce qu'il en restera. .. Des souvenirs, des plaisirs, des heures de table, des kilomètres de cuisine mais après, plus loin, plus tard, quelle mémoire, quelle empreinte ?

Car faut-il, ici, remarquer le petit conformisme d'un grand monde culinaire plus enclin à s'installer au chaud des conforts qu'à bousculer les conventions. Ne pas s'en plaindre, ne pas lui reprocher mais avouer, à tant le fréquenter, le risque d'une certaine monotonie qui, ces dernières saisons, a méchamment cabossé l'idée comme l'envie du grand restaurant. Le public s'en est allé voir ailleurs comment l'on y mange tandis que pas mal de ces cuistots d'en haut retournaient leur tablier, lâchaient leurs cimes, retournaient au bistrot. Travaillant à l'éphémère, composant le fragile, œuvrant toujours à ce qui disparaîtra en quelques coups de mâchoire, le chef, du moins celui que l'on estime majuscule, n'a peut-être pas mission à laisser sa trace. De là, rares sont ceux qui s'autorisent à penser le métier, le questionner, le pousser dans ses enjeux comme dans ses retranchements. Allez savoir si ce n'est pas à cela qu'on reconnaît d'ailleurs un vrai grand chef. De ce côté-là, ne pas en compter beaucoup plus de deux ou trois par génération : Escoffier, Point, Bocuse, Chapel, Guérard, Ducasse, Adria, Redzepi… et désormais Alléno parmi ceux-là.

Désormais, parce qu'il n'en fut pas toujours ainsi

Notre première rencontre fut muette. Du moins réduite à l'espace d'une table. Lui derrière son piano, peut-être ailleurs. Moi, sous les ors du Meurice. Alléno y tient alors les commandes du restaurant en même temps qu'il épate le milieu et la galerie. Fils de bistrotiers d'entre Suresnes et Rueil-Malmaison, c'est un enfant de la casserole comme d'autres le sont de la balle. Son parcours impressionne déjà. Formé aux hauts fourneaux parisiens, il n'a pas 35 ans lorsque le fameux palace de la rue de Rivoli l'appelle à la tête d'une des plus larges brigades de la capitale. Il n'en a pas quarante lorsque Michelin lui décerne la glorieuse triplette. Un Bibendum presque essoufflé à courir après ce jeune cuisinier dans le talent et l'ambition. Fonçant toque baissée, irrésistible dans l'ascension, galopant à l'air du temps. Seulement voilà, sincèrement, de ce déjeuner-là, j'ai presque tout oublié. À l'époque comme à l'instant d'écrire ces lignes.

Transmettre ! C'est le plus beau de notre métier. Sa noblesse. Se nourrir du passé pour mieux alimenter demain

Juste le sentiment d'un repas appliqué, policé, bien doré sur la tranche, droit aux coutures de la nappe. Un repas de belle maison, un repas de trois étoiles, un repas de grand chef moins dans l'émotion que l'on en tire que dans l'image que l'on s'en fait. Je me souviens de la chronique qui en suivit au Figaro. Dans l'éloge mou, l'adjectif convenu, saluant, entre deux phrases, deux bâillements, le marbre dans son luxe, le service sur les pointes, les assiettes dans leur miroir, l'appétit dans un ennui poli. De ce premier temps Alléno, il ne me reste que le menu lisse d'un chef pressé.

Octobre 2014, un taxi du soir m'arrête Carré des Champs-Élysées, dans ce Paris qui court encore au Bois. Dîner chez Ledoyen, fantasme de pavillon “depuis 1791”, petite folie d'architecture balançant ses marquises depuis la Monarchie de Juillet, charme de bâtisse à voir passer l'histoire, Robespierre et Danton, Joséphine et Madame Récamier, les fins esprits et les jolies femmes, des duellistes et des poètes, des peintres refusés, des écrivains engagés, des têtes couronnées, le tout-Paris, beaucoup de Hollywood, le monde entier. Une de ces rares tables dans la légende. Rien qui ne garantisse vraiment une cuisine d'exception mais la mémoire est une drôle d'épice. De celle qui envoûte parfois les cuisiniers. À l'automne 2014, loin des missions de conseil, des solides contrats, des gros groupes hôteliers, Yannick Alléno reprend l'affaire. En son nom. Cette fois, vraiment, chez lui. Dans l'audace et l'inattendu. Nombreux alors de se demander pourquoi pareille aventure ? Le livre d'or est déjà bien garni, la page Wikipedia tout ce qu'il y a de copieuse, le press-book empli de fiches recettes et de photos people. Dix-huit mois plus tôt, il astiquait encore ses étoiles, faisait parler la poudre médiatique au Cheval-Blanc de Courchevel, glaçait du beau livre, papillonnait à Marrakech, Dubaï, Saint-Trop. Et soudain Alléno plus en retrait, presque entre parenthèses et les rumeurs, bonnes, mauvaises, qui accompagnent. Et soudain Ledoyen. Dire qu'on l'attendait en pareil parage, pas vraiment ! Une belle endormie dans son décor, un chef toujours prompt au lendemain. Pas certain alors que la carpe et le lapin fassent une bonne recette.

Alléno s'est enfermé pour remettre les choses à plat ; comme un horloger le ferait sur un mécanisme repensé. Remettre à plat !

Ce soir d'automne 2014, Alléno est pourtant bien là, s'échappant quelques instants de ses cuisines pour dévoiler, en salle, le pourquoi du comment de ses assiettes. Celles-ci auraient changé ! Le bonhomme n'est déjà plus tout à fait le même. Le visage creusé, le tablier froissé. Longtemps que je n'avais croisé un chef de conséquence en pareille posture. Ni frime, ni parade, mais de la sueur qui perle aux tempes, une inquiétude dans le regard. Que se passe-t-il ? Rien de grave, que du beau, juste un cuisinier au direct de ses fours. Un chef au front, au feu. Alléno en acte II, en métamorphose, dans cet instant précis, précieux où l'artisan comme l'artiste replace le métier sur l'ouvrage. Des mois durant, Alléno s'est enfermé pour remettre les choses à plat ; comme un horloger le ferait sur un mécanisme repensé. Remettre à plat ! Rarement la formule n'aura pris plus de sens car ses plats justement ne sont plus les mêmes. Et le salut par les sauces. Des mois que le chef s'essaie à les réinventer. Il sait qu'elles sont le secret, la troisième dimension de la gastronomie française, son génie. Les voici, ce soir-là, nouvelles, inédites. Des sauces par extraction, complexes dans la méthode mais alors comment dans l'assiette ? On dit qu'il suffit parfois d'une seule recette pour révéler un chef. Ce fut, à l'automne 2014, ce perdreau de chasse rôti. Le gibier sûr, la flamme incisive avec, en embuscade, un confit de chou blanc, citron aux essences composées.

Par-là que la sorcellerie saucière venait se loger. Au Meurice, Alléno aurait blanchi son chou avant de l'ourler en orfèvre sans plus d'esprit que de faire motif. Chez Ledoyen, il le compose alors en larges feuilles, entre l'étuve et le braisé, le dédouble d'un citron cuit aux abords du confit et du compoté, le corse d'un jus puissant comme élixir. La composition est frontale, loin des tortillages esthétiques, impérieuse dans ses saveurs, mémorable dans ses densités, touchante à montrer la métamorphose d'un chef.

Depuis ce perdreau, un septennat a passé. Sept ans de réflexion savamment orchestrée, sept ans de technique modernisée sans glisser dans le démonstratif, sept ans à creuser l'excellence sans la dénaturer, sept ans à cuisinier le contemporain sans verser dans le bêtement cérébral, sept ans à ré-enchanter Ledoyen dans ses élans, dans ses espaces. À l'étage, sa forte table. Au rez-de-chaussée, la double détente de deux comptoirs : L'Abysse, Le Pavyllon. Le premier en éloge du sushi, quelque part entre France et Japon avec la vague qui se fait ciel. Le second dans l'insolent frisson de ces bouillons haute-définition, offrant à la chose gourmande comme une neuve expression. Alléno qui, régulièrement, donne de ses nouvelles en publiant de petits opus ( Sauces ,

Ter r o i r ) et qui, au sortir du confinement, signait un très militant Tout doit changer , recueil ténu à partager sa vision de la profession en imaginant ce que pourrait être le grand restaurant de demain. Un lieu où le client retrouvera le centre de toutes les attentions parce qu'en salle comme en cuisine, on aura pris soin de les précéder. Il y a un mois, au prétexte de cet article, je retrouvais Yannick Alléno. En quelques secondes, il racontait sa nouvelle aventure en compagnie d'Aurélien Rivoire ; celle d'une autre dimension de chocolaterie, inédite et iconoclaste à débrider le genre en « enlevant le sucre mais pas la gourmandise ». La veille, il venait de relancer la mythique Maison Prunier, avenue Victor Hugo. Rencontre au sommet entre une icône de la cuisine marine à Paris et un chef passé maître dans l'art de murmurer à l'oreille des grandes adresses. Les premiers échos assurent qu'Alléno prolonge, un siècle plus tard, le rêve d'Émile Prunier d'inviter comme une mer en ville. En pointant malicieusement la montre Hublot à son poignet, ne m'attendant ni à plus ni à mieux que quelques banalités polies, je lui ai demandé ce qu'il en était finalement du temps en cuisine. Et l'ancien chef pressé, le chef qui, un jour, décida d'en finir avec la course à l'ego pour tracer plus profond son sillon, ce copernicien soucieux des étoiles qu'à la condition expresse que celles-ci fassent sens, ce père au temps suspendu pour un tendre fils fauché à la fleur de l'âge, bref, cet Alléno de grand chef a répondu d'un simple verbe : transmettre ! « C'est le plus beau de notre métier.Sa noblesse. Se nourrir du passé pour mieux alimenter demain. Redonner aux autres ce qu'on nous a offert, ce que l'on a appris, allumer l' étincelle dans les yeux des gamins, oser aujourd'hui l'inclusion dans chacune de nos adresses, leur apprendre cette école de la patience qui pourra les mener loin et longtemps. » Et d'ajouter aussi vite cette formule, pudique et volontaire, qui le raconte tout entier : « Cuisiner, c'est inventer une suite ».MH

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