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Philippe Starck : Designer amphibie

Modifié le Écrit par La Rédaction
Philippe Starck : Designer amphibie
© Raphaël Montigneaux, Guillaume Plisson, Starck Network, Jean-Baptiste Mondino
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Il ne fait jamais les choses à moitié. Le dernier voilier qu'il a dessiné en est bien la preuve. À cette échelle, on ne parle plus de voilier d'ailleurs mais plutôt de “sailing yacht”, le plus grand du monde même : 143 mètres de long, 25 mètres de large, huit ponts, trois gigantesques mâts incurvés rotatifs en fibre de carbone portant son tirant d'air à 100 mètres de haut et pouvant recevoir 3 747 m2 de voilure, un équipage de 54 personnes pour manœuvrer le tout, une nacelle d'observation sous-marine moulée dans la quille, une poupe interminable qui descend en escalier, une silhouette venue d'un autre monde. .. c'est le bateau de toutes les démesures. On apprécie. .. ou pas. Mais il en impose.

Construit par le chantier allemand Nobiskrug, le bateau a été livré à son propriétaire, le milliardaire Andrey Melnichenko, en 2017. Philippe Starck avait déjà dessiné le premier yacht de l'homme d'affaires russe, baptisé également A, mais à moteur cette fois. Et là encore, le yacht de 119 mètres ne va pas passer inaperçu avec son étrave inversée et son allure de navire de guerre furtif. On dit d'ailleurs que c'est le bateau « le plus aimé et le plus détesté ». Mais il ne laisse jamais indifférent. À bord des deux bateaux, Phillipe Starck a tout dessiné à la main, de l'étrave à la poupe, les lignes extérieures et les intérieurs, jusqu'aux tenders, tout aussi atypiques que les bateaux qu'ils servent, des petits bijoux de design, épurés au maximum. Il revendique tout et même la carène du motor-yacht A : « J'ai tout dessiné, même la coque, assisté de Martin Francis. Il m'a appelé un soir pour me dire : “On vient de faire les essais en bassin de carène, c'est incroyable, tu l'avais dit et c'est vrai, le bateau ne fait pas de vague !” J'ai dessiné l'une des premières coques qui ne fait pas de vagues, même à 25 nœuds, pour un bateau de 120 mètres. » Entre deux A, Philippe Starck va travailler sur un autre projet et non des moindres : Venus. Un yacht de 78 mètres construit par le plus renommé des chantiers dans le domaine, le Hollandais Feadship, et pour le compte d'un dénommé Steve Jobs.

En effet, le fondateur d'Apple, jusque-là connu pour sa discrétion et son refus de tout signe ostentatoire de richesse, a eu sur la fin de sa vie le rêve de tout milliardaire qui se respecte : posséder un superyacht. Et il va en confier la mission à notre designer français. La rencontre entre ces deux personnalités hors normes ne pouvait qu'aboutir à quelque chose d'exceptionnel. « Le premier contact c' était au téléphone, très rapidement car j'allais prendre l 'a v i o n, se souvient Philippe Starck. Il m'a demandé si je savais faire des bateaux et si je voulais faire le sien, je lui ai spontanément dit oui. Je l'ai rencontré la semaine suivante, il m'a donné un brief extrêmement simple : la longueur, le nombre de chambres. .. Et comme le projet m'excitait beaucoup, le soir même, arrivé à Los Angeles, j'ai pris mon papier et dans le lit, j'ai entièrement dessiné le bateau en deux heures. Je dessine extrêmement vite et tout est précis. Je n'ai même pas attendu de revoir Steve Jobs, j'ai envoyé mes croquis au bureau en leur demandant de développer tous les plans et de faire la maquette. Le rendez-vous d'après, je lui apportais le produit fini. Steve Jobs, en général peu loquace, m'a alors dit : “It's more than what I could ever imagine !'' Je crois qu'il a dû le dire une fois dans sa vie. .. Ce projet, cette image et cette maquette, pendant les cinq ans de développement, n'ont jamais bougé. Il n'y a pas eu un changement. » Vantardise ou prouesse de génie ?

Il s'est intéressé à toutes sortes de bateaux avec la même passion, du petit Hobie Cat au superyacht.

Le résultat est en tous cas véritablement bluffant, le bateau incarnant sans doute le plus bel exemple de l'élégance du minimalisme absolu. Steve Jobs, mort un an avant son lancement, ne verra hélas jamais l'aboutissement de son dernier rêve. Le premier superyacht que Philippe Starck a dessiné entièrement, c'est Wedge Too, un autre Feadship de 65 mètres, aux formes arrondies harmonieuses et cerné de grandes baies vitrées encadrées de bois. À l'époque, Philippe Starck avait hésité à accepter la demande du client : « Au début, j'ai refusé car un motor-yacht représentait à mes yeux le summum de la vulgarité. Il m'a très intelligemment répondu : “Puisque vous dites qu'un yacht est toujours vulgaire, je vous mets au défi d'en faire un qui ne le soit pas.” »

Défi relevé donc. .. S'il trouvait les yachts vulgaires, cela ne l'avait pourtant pas empêché de faire son entrée dans cet univers quelques années auparavant. En effet, Jacky Setton, un homme d'affaires français qui a fait fortune dans l'électronique, passionné de voitures de sport et de bateaux (il en a possédé pas moins d'une soixantaine. ..) lui avait déjà confié l'intérieur de Senses, un yacht de 60 mètres taillé pour l'exploration et dessiné par Martin Francis.

J'ai dessiné l'une des premières coques qui ne fait pas de vagues…

Auparavant, il y avait eu des voiliers. À la fin des années 80, alors que Philippe Starck connaît déjà un succès mondial avec sa vision du design démocratique et utile, François Chalain de chez Bénéteau fait appel à lui pour concevoir la troisième génération des First, en collaboration avec l'architecte naval Jean Berret. Dans une industrie qui reste encore très traditionnelle, il va utiliser de nouveaux matériaux comme le corian et imposer des arrondis un peu partout. C'est très novateur pour l'époque, très polémique aussi pour les plus conservateurs, mais finalement, le style fera école. « D'après ce que les gens m'ont dit, j'ai sauvé la boîte... », explique modestement le designer français. Suivra ensuite Virtuelle, un voilier de 24 mètres construit par le chantier Tancara disparu depuis. C'est un bateau sportif, extrêmement radical dans son design, qui frappe là encore les esprits. Lancé en 1999, il reste toujours d'une modernité étonnante avec ce pont épuré au maximum et cette forme ovoïde qui cerne la descente. Pour expliquer comment il en est arrivé là, Philippe Starck déclare : « J'ai commencé à nettoyer, à éliminer l'inutile. J'ai réduit et réduit encore jusqu'à créer une épure complètement magique, une sorte de fusée d'argent où apparaît le rêve. » Pour la petite histoire, c'est en voyant Virtuelle que Steve Jobs a eu l'idée de demander à Phillipe Starck le dessin de Venus. La boucle est bouclée.

J'ai des palmes entre les doigts et des écailles sur le dos

Quand on lui demande le rapport qu'il entretient avec le milieu marin, Philippe Starck a le sens de la formule : « Je suis amphibie. J'ai des palmes entre les doigts et des écailles sur le dos. .. » Il s'est intéressé à toutes sortes de bateaux, navigue sur un Sealegs (véhicule amphibie à roues) il a dessiné un Hobie Cat, le H+, revisité un voilier Tofinou ainsi qu'une pinasse du chantier Dubourdieu qu'il utilise personnellement pour naviguer avec son épouse sur le bassin d'Arcachon. « J'ai toujours eu des bateaux, quels qu'ils soient et de n'importe quelle taille. J'en ai sept ou huit en permanence. Et j'en ai toujours un en projet ou en chantier. » Le prochain sera sans doute un Swath, l'un de ces catamarans dont les coques sont immergées. « Aujourd'hui, le vrai sujet, c'est l' énergie et l'erreur serait de mettre du solaire ou de l'hydrogène sur des coques traditionnelles, explique le designer. Nous sommes en train de travailler sur des Swath. C'est une sorte de plateforme posée sur deux sous-marins de 10 0 mètres de long, dans lesquels je fabrique de l'hydrogène pour recharger des batteries. Cette plateforme de 2 000 m2 est couverte de capteurs. Ce sont des bateaux qui n'ont plus besoin de rien… »

En attendant sa prochaine création, ses derniers travaux concernant le nautisme ont été faits à titre gracieux au bénéfice de la Société Nationale de Sauvetage en Mer (SNSM). En effet, après avoir dessiné le DIAL, ce bracelet GPS relié au réseau mobile qui permet de porter rapidement secours aux navigateurs en danger, il a également signé la nouvelle identité visuelle de toute la flotte de l'association des sauveteurs en mer. Le don à la SNSM, c'est bien à ça que l'on reconnaît le vrai marin !

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